Michèle RIOT-SARCEY reçoit le prix Marianne Jacques France 2017


Allocution de Madame Michèle RIOT-SARCEY, le 7 avril 2017 au Grand Orient de France lors de la réception du prix Marianne Jacques France 2017

… Je suis très heureuse que Nicole [Edelman] ait fait référence à mes débuts. Il se trouve que j’ai l’immense privilège d’avoir à la fois connu le monde du travail, le monde universitaire et le monde des intellectuels. J’aimerais bien que nos candidats qui se présentent aux élections puissent en dire autant. Avoir vécu ces moments qui inscrivent la personne dans la vie réelle m’a tout simplement montré le chemin de la liberté. Ma première référence, la première fois que j’ai rencontré l’autre, c’est précisément à la fin de la guerre d’Algérie. Rencontrer l’autre c’est rencontrer celui que l’on rejette, celui qui ne fait pas partie du même monde. C’est la raison pour laquelle, depuis toujours, j’ai été profondément préoccupé de saisir ce que signifie « l’autre ». Pourquoi ce rejet ? Pourquoi cet écart ? Pourquoi cet anathème ? Pourquoi cette impossibilité d’intégrer celui ou celle qui ne vous ressemble pas ? Et, concours de circonstances, conjoncture, il se trouve que la fin de la guerre d’Algérie, où j’ai rencontré ces interdits et ces anathèmes, correspondait à mes premières lectures avec « Les chemins de la liberté » de Sartre. J’ai donc plus ou moins bricolé une idée de liberté lorsque j’ai lu Sartre et lorsque j’ai lu que l’existence précédait l’essence. Cela voulait dire qu’on était responsable de soi même et qu’il n’y avait aucun déterminisme, aussi bien fondamental, de naissance, de pays, de culture, d’ethnie dirait-on aujourd’hui : aucun déterminisme. On était soi même en fonction de ce qu’on décidait d’être. C’est donc ce que j’ai essayé de faire toute ma vie. Pour pouvoir être libre, on ne peut l’être qu’à partir du moment où l’autre l’est aussi. Combat difficile, inaccessible. C’est ce que j’ai essayé d’écrire dans mon dernier ouvrage « Le procès de la liberté ». Pourquoi procès ? Parce que c’est à la fois un processus puisque j’ai simplement posé la question au début de mon écriture : « Qui est libre ? Qui ne l’est pas ? ». Et je me suis aperçue qu’une toute petite minorité d’individus était libre. Chemin faisant, très vite, ayant repris mes études, j’ai voulu regarder de près l’origine, le processus qui conduit au rejet de l’autre, le rejet de celui qui ne me ressemble pas, de celle qui est considérée comme une inférieure. C’est la raison pour laquelle j’ai travaillé sur le féminisme, sur le genre, mais aussi ses marges, ce qui m’a amené à travailler sur les utopies. Parce que tous ceux qui pensaient la liberté, ceux qui n’étaient pas libres, ont eu pendant toute l’histoire l’occasion de vivre certains espoirs, de vivre cette espérance qui était la leur pour être libre. Rappelez-vous ces quelques slogans que chacun d’entre nous connait parce que cela participe de notre culture historique. Rappelez-vous les canuts qui brandissaient « Vivre libre ou mourir », c’est-à-dire « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Ce n’est pas que je magnifie les canuts ou que je magnifie cette histoire parce qu’elle est lyonnaise et que je suis lyonnaise, mais parce que les trois quarts des historiens n’ont jamais compris ce que signifiait « vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Tout simplement, ce que les canuts voulaient, c’est de s’occuper de leurs affaires en tant qu’individus libres individuellement et collectivement. Le pouvoir politique ne les intéressait pas, non pas parce qu’ils étaient hostiles à la politique, mais parce que c’était d’abord être libre chez soi. Ce processus de liberté qui commence chez nous, c’est-à-dire dans la famille, dans l’entreprise, est un processus lent qui n’est jamais advenu définitivement. Les utopies m’ont aidé dans ces marges pour comprendre ce que voulait dire la transformation des rapports sociaux. Je ne me suis pas intéressée aux utopies des doctrines (ou doctrinaires) ni aux dogmes. Je me suis intéressée aux doctrines dans la mesure où elles étaient interprétées, surtout au 19e siècle, de telle manière que les uns et les autres faisaient leur beurre, en quelque sorte, leurs affaires avec les théories utopiques et donnaient sens (ceux qui les interprétaient) au mot « liberté », au mot « fraternité », au mot « égalité ». Et tout simplement, pendant toute l’histoire, j’ai découvert que, bien avant Foucault, les uns et les autres qui interprétaient les théories utopistes avaient conscience que les mots ne correspondaient pas aux choses. Ils cherchaient la vraie république, la vraie démocratie, la vraie liberté, la véritable universalité. Et cette vérité des mots, nous essayons encore de la conquérir puisque ces mots qui ont fait la liberté des uns et ont assujetti les autres sont toujours à conquérir. C’est-à-dire que la liberté n’est plus du tout celle à laquelle on aspirait. Christophe Habas l’a précisé : la liberté ça signifiait tout simplement le pouvoir d’agir politiquement, matériellement, intellectuellement. On n’est pas libre si on ne peut pas être précisément dans l’espace public. Et donc, cette liberté la elle était à conquérir. Ils ne l’obtenaient pas. Et pourtant tout ceci a fait le mouvement de l’histoire. Mais que voulait dire aussi l’égalité ? Que voulait dire la fraternité ? Savez vous que la fraternité n’a strictement rien à voir avec la définition que l’on a à l’heure actuelle ? La fraternité dans les années 1840 c’est à peu près l’équivalent du mot « communisme ». Et le mot « communisme », savez-vous ce que cela signifiait en 1840 ? Tout simplement, on était communiste à partir du moment où l’on était libre individuellement et libre collectivement. Sans liberté, écrivaient les utopistes de l’époque, il n’y a pas de collectif, il n’y a pas de pensée possible en quelque sorte, sinon le mot « communisme » n’aurait pas de sens. Tous ces mots ont non seulement été vidés de leurs sens, mais dénaturés, inversés. Il nous faut reconquérir précisément ces mots qui constituent notre histoire, mais qui constituent aussi les chemins par lesquels sont passés ceux qui espèrent encore à cette fraternité particulière, à cette égalité et à cette liberté. Et donc, mon travail qui est relativement modeste, a consisté à rechercher le sens des mots, à rechercher ces collectifs dont on a perdu l’existence, dont l’expérience a été oubliée. Et c’est pourquoi j’ai voulu partir en quelque sorte en quête d’histoire à partir de notre actualité. Notre actualité aujourd’hui qu’est-ce que c’est ? Nous sommes à la charnière d’un moment absolument déterminant. Allons-nous verser dans le despotisme ? Allons-nous actuellement vivre ce que personnellement j’appelle le néofascisme ? Nous avons des exemples à l’heure actuelle. Et c’est pourquoi la seule solution réelle qui nous est offerte c’est de pouvoir se réapproprier la liberté qui fut celle de nos prédécesseurs.  Nous en sommes les héritiers et ces prédécesseurs en quelque sorte nous demandent des comptes. Il faut répondre ; il faut retrouver ces mots. Il faut retrouver le sens même du mot « émancipation ». Ce mot, rappelez-vous, a été perdu, inversé ; comme disaient très justement Adorno et Horkheimer dans les années 40 et 42, il a été inversé du coté de la barbarie. Rien n’a été véritablement fait pour qu’on comprenne comment on était passé dans cette illusion d’une liberté accordée par le progrès ; comment est-on passé à cette barbarie, à cette non-émancipation, à cette inversion. Et il se trouve qu’aujourd’hui le mot « liberté » prend un sens bizarre puisque ce mot « liberté » est à peu près l’équivalent de « s’exploiter soi même ». On n’est libre que si on s’exploite soi même. Résultat : on ne comprend plus très bien ce que veut dire le mot « émancipation ». Retrouvons le mot « émancipation ». Mais pour retrouver le mot « émancipation » il faut aller le déterrer. Il faut aller le chercher dans le souterrain des mémoires de ceux qui y croyaient, de ceux qui ont fait le mouvement de l’histoire. Non pas le sens ; le sens de l’histoire a été imposé après coup, précisément par ceux qui détenaient et qui se sont appropriés la liberté. Mais retrouver le mouvement de l’histoire qui a permis à quelques-uns de croire que la liberté était possible et que l’émancipation était possible. Ce chemin là est devant nous. Il faut donc retrouver, comme le disait et l’écrivait très justement Kley – désolé, ce n’est pas un écrivain, c’est un peintre – ces innombrables vérités latentes qui ont été entièrement perdues dans cette visibilité, ou dans cette apparence qui ne donne pas le vrai des choses. Et donc je suis allé les chercher dans le souterrain de ces libertés et de ces individus émancipés, qui n’ont pu l’être et qui, malgré tout, sont restés dans la mémoire des uns et des autres. Je participe en quelque sorte de cette mémoire en récupérant ce passé oublié. J’ai l’impression que la tâche est immense. Alors ce n’est pas seulement le Grand Orient, mais c’est la grande majorité de citoyens : s’ils pouvaient concilier à la fois liberté et responsabilité ; si nous pouvions nous réapproprier la démocratie ! Mais cela veut dire la responsabilité pleine et entière et du même coup pouvoir être en capacité de s’exprimer et de revendiquer ce que l’on dit sans pour autant se masquer derrière la doctrine, derrière le leader, derrière celui qui croit être, disons le mot, tribun du peuple ou représentant du peuple. C’est pourquoi je pense que nous devons absolument revendiquer aujourd’hui notre responsabilité. Parce que notre responsabilité c’est notre liberté.

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